[…] Je m\’efforce toujours, en marchant, de suspendre ce ratata intéressant que nous balbutie le gramophone radoteur de nos cerveaux et qui nous fait dire que nous pensons.
Une désignation bien fière pour ce ramassis de fragments, de réminiscences, de boutons à coudre, de ressentiments mille fois ressassés, de factures impayées, de ce qu\’a dit Machin et de ce qu\’à répondu Truc, d\’associations simplistes; il n\’est rien de plus à notre esprit, ce fatras, qu\’à l\’océan la frange de déchets – bouteilles de plastique, boîtes de conserve, capsules et caoutchoucs – recrachés le long des plages.
Chaque fois qu\’est branchée en moi cette radiophonie intarissable, je ne remarque rien de ce qui m\’entoure, je rentre chiffonnée, vide – comme si je n\’avais cessé, les yeux bandés, de piétiner. Mais chaque fois, au contraire, que je suis vigilante et stoppe cette jacasserie (j\’y suis parvenue de plus en plus souvent, ces temps derniers, et ma joie en a été profonde), l\’air et le vent me traversent comme paysage; je deviens vaste et tout a en moi son écho : le craquement des arbres qui se répondent par intervalles, les cris d\’oiseaux qui rayent le ciel, le bruit de grain moulu que font sous mes pas les brindilles sèches. Alors, seulement, je me sais vivante. […]
Christiane Singer, Histoire d\’âme, Albin Michel, 1988